Pinar Selek, L’insolente

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Pascal Maillard

On ne sort pas indemne de la lecture de L’Insolente, Dialogues avec Pinar Selek, un livre de Guillaume Gamblin qui vient de paraître dans une coédition originale de la maison Cambourakis et de S!lence, la très belle revue lyonnaise dédiée à l’écologie et aux alternatives, publication à laquelle la sociologue collabore régulièrement. Une fois le livre dévoré et refermé, le lecteur est saisi par un vertige : comment donc Pinar Selek a-t-elle pu tenir ? Comment donc une femme qui a dû affronter pendant plus de vingt ans l’une des plus terribles persécutions politico-judiciaires infligées par le pouvoir turc, a-t-elle pu conserver intacts en elle le sens des luttes et la force de l’utopie, son aspiration inextinguible à la liberté et au bonheur? Comment, après le basculement de sa vie en  1998 – torturée pendant une semaine pour qu’elle livre l’identité de militants kurdes sur lesquels elle enquêtait,  elle subira 30 mois d’emprisonnement suite à un montage politico-judiciaire l’accusant de l’attentat du Marché aux épices d’Istanbul -, comment donc, après la violence de cette césure de 1998, Pinar Selek est-elle parvenue à ouvrir, jusque dans l’exil, le chemin de nouvelles luttes collectives, en France et ailleurs, et, ainsi qu’elle le dit, à « créer d’autres pays au-dessus des frontières » ? C’est à ces questions que répond L’insolente, à travers le récit circonstancié d’une vie. Une vie aujourd’hui suspendue à un verdict de la Cour suprême de Turquie, qui peut tomber d’un jour à l’autre : le procureur a requis contre Pinar Selek la prison à perpétuité.

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Mais cette histoire de la vie de Pinar Selek, je ne vais pas vous la raconter. On pourrait en prendre rapidement connaissance dans une biographie synthétique.  Mais ne croyez pas que L’Insolente soit le déploiement d’une telle synthèse, ou une biographie scientifique et documentée. Ce livre est d’abord l’invention d’une forme-sens. Il renouvelle, je crois, le genre de la biographie, et d’une certaine façon aussi celui de l’autobiographie.

Tout d’abord il modifie la forme traditionnelle de la biographie en y insérant la parole vive de celle dont il rapporte l’existence. Il comporte donc une manière d’écriture de soi, à travers les entretiens qui ont servi de matériaux pour son élaboration. Bien plus, initialement conçu comme un « journal de lutte en France », le livre y  ajoute, dans un chapitre liminaire intitulé « C’est dans la rue que j’ai appris la vie (1971-1998) », la mémoire vive de l’enfance stambouliote et de l’adolescence sous la dictature, les années d’engagement aux côtés des enfants des rues, des prostitués, des transsexuelles découvertes dans les années 90 à travers la fréquentation de « L’Atelier des artistes de rue », les combats anti-militaristes et féministes et la construction progressive d’une pensée critique des rapports sociaux de genre et de domination, ancrée dans l’ensemble des expériences précédentes.

Le livre construit dès lors un rapport étroit entre deux périodes de la vie de Pinar Selek : avant et après les années 1998-2000, rapportées sous le titre suivant : « C’est là que le cauchemar a commencé ». Un combat de la dignité humaine contre la torture et l’humiliation, la violence sans nom de deux années de prison. Toute la vie de Pinar Selek postérieure à la césure de 1998-2000, d’abord de 2001 à 2009 en Turquie, puis de 2009 à aujourd’hui dans l’exil contraint, en Allemagne puis en France, consistera à inventer, contre la peur, les menaces et la litanie des procès, de nouveaux engagements et de nouveaux combats collectifs, dont on comprend, dans la construction même du livre,  qu’ils sont étroitement liés aux luttes heureuses et à la vie qui a précédé le début du cauchemar.

C’est ainsi que Pinar Selek construit, par dessus la frontière spatiale et temporelle de la prison, un grand pont  entre la Turquie et l’Europe, la Turquie et la France dont elle est devenue citoyenne, un pont allégorique entre deux vies qui n’en forment qu’une seule et où les années de bonheur à Istanbul irriguent les luttes en France, lesquelles conspirent incessamment à faire leur retour en Turquie. Les « dialogues » qui figurent dans le sous-titre du livre, sont d’abord ceux de Pinar avec elle-même, cet « autre moi » resté en Turquie. L’Insolente risque donc le dialogue avec elle-même. Mais ce qu’on découvre dans maintes pages, c’est que cet « autre moi » contient tout.es les autres  et que ces autres de Turquie vivent dans et à travers le moi de Pinar Selek militante française de toutes les causes, qui a choisi de partager les luttes de son pays-refuge et revendique constamment l’impératif de s’engager là où l’on vit.

Ensuite L’insolente n’est pas un livre que l’on lit, mais que l’on écoute. Ou plutôt qu’il faut écouter en le lisant. C’est la force de l’oralité qu’il y a dans une parole-écriture. Deux voix vous parlent. Celle d’un narrateur discret, précis, avant tout attentif aux faits et soucieux de contextualiser chaque étape de la vie de Pinar Selek. C’est la voix de Guillaume Gamblin, qui est l’auteur de ce livre. La seconde voix est celle de Pinar Selek, qui narre sa vie avec tout son art du conte, qui lui vient de sa pratique d’écriture littéraire. Et un petit miracle se produit : vous ne saurez pas qui est le narrateur premier et le narrateur second. Plus avant, vous découvrirez que le narrateur assume de plus en plus sa subjectivité, jusqu’à devenir l’analyste engagé d’une vie, alors que la narratrice, dont les propos sont rapportés au style direct, travaille constamment, comme son interlocuteur, à objectiver les faits. C’est que, bien sûr, la scientifique et la sociologue qu’est Pinar Selek, restent omni-présentes dans son récit personnel.  D’où la part réflexive des propos tenus, qui s’attachent à donner du sens à chaque fait, aux péripéties de la petite vie, comme aux instants plus dramatiques dans la litanie des inculpations et des acquittements. Une réflexivité critique qui porte aussi sur les mouvements auxquels elle a participé, ses acteurs et organisations, qu’elles soient associatives, syndicales ou politiques. Une règle importante pour Pinar Selek est d’être toujours dehors en étant dedans. La distance est la condition de la relation. Mais aussi de la lucidité politique.

Enfin L’insolente est un livre « éminemment collectif », écrit Guillaume Gamblin dans ses « Remerciements ». Fruit d’un travail collectif, il l’est aussi par « les innombrables liens de solidarité et d’amitié » tissés à travers luttes et rencontres ces dix dernières années, hors de Turquie, mais aussi toujours en relation avec les ami.es de Turquie qui restent présent.es au quotidien dans la vie de Pinar. Collectif, ce livre l’est aussi par tous ces « collectifs de solidarité » et « comités de soutien universitaires » – une quinzaine à ce jour – dont l’écrivaine et sociologue a suscité la création en France depuis son arrivée dans notre pays en 2012. Collectif, il l’est encore au sens où l’entièreté inachevée de la vie de Pinar constitue une parabole de la place qu’on fait aux autres dans sa propre vie. C’est là sa force éthique.

Dans une admirable postface au livre, intitulée « Le bonheur est possible » – et dont je reproduis ci-dessous la dernière page avec l’autorisation des éditeurs -, Pinar Selek rappelle que, suivant Gramsci, elle « essaie d’allier le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté ».  Elle applique aujourd’hui ces principes, non seulement aux luttes auxquelles elle participe, mais aussi aux conditions d’exercice de ses deux activités : la recherche et la littérature. Concernant le monde académique – elle est actuellement maîtresse de conférences associée à l’Université de Nice -, elle se demande comment « résister aux règles qui organisent la compétition, la concurrence ». Concernant la littérature, elle se confronte « en France, plus qu’en Turquie, à la violence du marché du livre ». Et de rappeler que son dernier roman – on attend sa traduction en français – est « un manifeste contre ce marché qui s’infiltre partout, sans laisser de place à la poésie ». Pinar Selek ajoute alors : « Je resterai, jusqu’à la fin de ma vie, une militante de la poésie ».

L’Insolente - Dialogues avec Pinar Selek de Guillaume Gamblin © Éditions Cambourakis, en co-édition avec la Revue S!lence, 2019.L’Insolente – Dialogues avec Pinar Selek de Guillaume Gamblin © Éditions Cambourakis, en co-édition avec la Revue S!lence, 2019.

L’insolence de Pinar Selek n’est ni provocation insultante, ni orgueil offensant, elle est un acte de courage devant le destin, résistance victorieuse mille fois répétée de David contre Goliath. Si bien que la victoire devient la résistance elle-même. Antonio Machado écrivait dans un poème que « Le chemin se fait en marchant ». Ce chemin de victoire est chaque jour une lutte recommencée contre la peur, la résignation, l’abattement et la mélancolie, qui pourraient l’emporter. Mais souvenons-nous aussi que l’insolentia latine désignait un caractère insolite, rare et même étrange. L’Insolente est unique. Tout comme le livre qui la montre dans toute sa force et sa beauté : une épopée de la résistance, une œuvre sans fin.

Pascal Maillard

PS : Ce texte a été achevé à Lyon, les 23 et 24 mars, à l’occasion de la seconde Rencontre nationale des collectifs de solidarité avec Pinar Selek, rencontre qui s’est tenue en présence de la sociologue, qui a rassemblé des représentant.es de 8 collectifs de villes différentes et dont il sera rendu compte dans un communiqué de presse à paraître prochainement et que je relaierai également sur ce blog.

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