1675 – 2013 : actualité et réalité historique des Bonnets rouges bretons

Mediapart.fr

30 novembre 2013 | Par Stéphane Alliès

 

Le mouvement antifiscal breton, qui se réunit ce samedi à Carhaix, a mobilisé l’imaginaire historique des Bonnets rouges de 1675. Mais qu’en sait-on exactement ? Comment a agi la mémoire de ce mouvement en Bretagne au fil des siècles ? Les deux mouvements sont-ils vraiment comparables ? Entretien avec l’historien Alain Croix, de l’université de Nantes, qui dénonce une « manipulation de l’Histoire ».

Le mouvement antifiscal breton, qui se réunit ce samedi à Carhaix après plusieurs semaines de mobilisation contre l’écotaxe, a mobilisé l’imaginaire historique des Bonnets rouges de 1675 autour d’une alliance entre salariés licenciés de l’agroalimentaire, syndicalistes agricoles et petits patrons de transports routiers. Mais que se cache-t-il derrière cette réappropriation de la mémoire bretonne ? Que sait-on exactement de la révolte de 1675 ? Comment a agi la mémoire de ce mouvement en Bretagne au fil des siècles ? Les deux mobilisations sont-elles vraiment comparables ?

Entretien avec l’historien Alain Croix, professeur émérite de l’université de Nantes, chercheur associé du Centre de recherche bretonne et celtique de l’université de Brest, qui a publié de nombreux ouvrages sur l’histoire de la Bretagne, et aussi conçu des films documentaires pour le compte des Presses universitaires de Rennes.

En préalable, quel est le matériau de recherche disponible pour un historien travaillant sur la révolte des Bonnets rouges ?

L'historien Alain CroixL’historien Alain Croix © dr

Comme pour tout mouvement populaire du XVIIe siècle, il existe surtout des témoins extérieurs, mais peu de paroles de révoltés eux-mêmes. L’essentiel de la documentation réside dans les « archives de la répression » de cette révolte. Néanmoins, on a quand même la chance d’avoir des témoignages directs que sont plusieurs codes paysans, l’ancêtre des cahiers de doléances, écrits directement par les Bonnets rouges à cette époque. Petit à petit, certaines archives judiciaires seront aussi dévoilées, révélant l’état d’esprit de l’époque, avant ou après la révolte de 1675. On a donc une vision déséquilibrée dans les sources, mais quand même pas unilatérale.

Quelle est selon vous la nature de cette révolte d’alors ? Contre le roi ? Contre le pouvoir central ? Contre l’impôt ?

Si l’on parle bien de la révolte rurale de l’été 1675, qui se déroule dans une bonne partie du Finistère et des Côtes-d’Armor actuels, et dans une petite partie du Morbihan, elle est d’abord sociale, et elle reste essentiellement sociale. Ce sont des paysans rejetant toute forme de prélèvements. Or, les prélèvements les plus immédiats et les plus lourds sont ceux des seigneurs. Donc c’est d’abord une révolte antiseigneuriale. Très vite, la révolte s’en prend aussi au clergé, qui est aussi un percepteur, notamment de la dîme, et aux agents du roi et de la province de Bretagne, qui collectent aussi l’impôt. C’est donc une révolte antiprélèvements, et pas simplement une révolte antifiscale. Les révoltés ne s’en prennent jamais au roi. Au contraire, quand les codes paysans en parlent, c’est souvent dans l’idée, classique au XVIIe siècle, de l’exonérer. « Ah, si le roi savait ce qu’il se passe… »

Quelle est la place des Bonnets rouges dans les révoltes du XVIIe siècle ?

© dr

La plupart de celles qui ont marqué le siècle se passent dans les années 1620/1650, et concernent majoritairement les hausses d’impôt décidées par Richelieu pour financer la guerre et l’absolutisme. À ce moment-là, la Bretagne ne se soulève pas, car elle est sous-imposée et en pleine phase d’expansion économique. Très relativement, il n’y a pas de famine et les choses vont bien mieux en Bretagne qu’ailleurs. La Bretagne ne connaît un retournement de conjoncture économique qu’à partir des années 1670, après un siècle et demi d’expansion. Les difficultés concernent alors tout le monde, mais pas également bien sûr : les seigneurs, en particulier, reportent la charge sur leurs paysans en augmentant les prélèvements. Ce contexte économique bien particulier, celui de la longue prospérité bretonne, explique le décalage chronologique : en dehors des Bonnets rouges de 1675 et de quelques autres très rares exceptions, il n’y a pas de révolte sous Louis XIV. C’est pour cela que les Bonnets rouges vont alors attirer l’attention, même la presse internationale va en parler.

Vous parliez d’« archives de la répression », quel a été son niveau ? Lors du rassemblement de Quimper, à la tribune, Christian Troadec évoquait un « bain de sang »

Bien entendu il y a eu une répression, mais on ne peut pas la mesurer à l’aune du XXIe siècle, où elle pourrait être évidemment vue comme terrible. Dans les normes du XVIIe siècle, la répression est modérée, bien plus que pour les autres révoltes sous Richelieu. Le rapport de force ayant été élevé, les autorités ne veulent pas relancer le mouvement, ni exacerber les mécontentements. Comment s’est-elle passée ? Il y a la partie des exécutions sommaires, mais qu’on connaît mal. Il y a eu des pendaisons, mais on n’en connaît pas le nombre. Personne ne peut avancer de chiffre, mais il n’y a pas eu de pendaisons de masse, comme pendant la guerre de Trente Ans en Lorraine. On a un exemple d’exécution sommaire documenté, dans une paroisse près de Quimper, où il y a eu quatorze exécutions d’un coup.

Quant à la répression judiciaire, il y a beaucoup eu de condamnations par contumace, et un certain nombre aux galères, ce qui était courant à l’époque. Un autre effort de modération a été fait avec la rémunération des troupes militaires, alors que d’habitude celles-ci se payaient “sur le pays”. Il y avait une volonté de faire attention, non par bon plaisir du roi, mais par nécessité. La basse-Bretagne est un paysage de bocage, et les pouvoirs ont clairement conscience que les troupes ne sont pas en sûreté.

Une dernière forme de répression, plus symbolique, a aussi été observée : la destruction de clochers, rasés pour avoir sonné le tocsin de la révolte.

Comment a perduré la mémoire des Bonnets rouges, à la suite de leur répression ?

Dans l’immédiate continuité de 1675, ce fut assez fort. On s’en rend compte avec les archives judiciaires que l’on commence à explorer. Par exemple, trois ans après la révolte, près de Carhaix, le recteur est terrorisé, au point de porter plainte, par un ancien chef de la révolte, Yves Nédélec, qui va mobiliser la paroisse contre lui. Pendant 35 ans environ, il y aura des procès liés aux séquelles des Bonnets rouges, concernant la génération des acteurs.

Pendant deux siècles ensuite, ce fut assez faible. Même s’il faut rester prudent : ce n’est pas parce qu’on ne sait pas que ça n’existe pas. Il semble que le souvenir de la révolte s’estompe fortement. Nous avons deux indices qui témoignent en ce double sens. Celui d’un large oubli : on a retrouvé très peu de chansons sur la révolte, alors qu’en Bretagne la tradition est forte de conserver ainsi le souvenir d’événements. Mais nous savons aussi, à l’inverse, qu’une mémoire demeure : à la veille de la révolution, un prêtre évoque par écrit « la tradition » de la révolte, la taxe sur le papier timbré, la prise du château de Tymeur, près de Carhaix. Il écrit même le nom d’un chef de la révolte, Sébastien Le Balp.

 

Gravure de l’artiste d’originie nazairienne René-Yves Creston (1898-1964)Gravure de l’artiste d’originie nazairienne René-Yves Creston (1898-1964) © dr

 

 

On trouve aussi une reconstruction a posteriori de la mémoire des Bonnets rouges, voulant que la coiffe bigoudène soit une réponse aux clochers rasés d’alors…

L’élévation de la coiffe date du XXe siècle, mais c’est un mythe qui ressurgit. On peut aussi citer l’exemple de l’expression bretonne « rentrer dans une colère noire », qui peut se dire « lakaat e voned ruz » (mettre son bonnet rouge). Ce qui est intéressant, c’est qu’il s’agit d’une mémoire, continue ou reconstruite, qui se fait sans les historiens.

Justement, quand les historiens vont-ils s’intéresser à la révolte des Bonnets rouges ?

Il y a deux temps à distinguer. Le premier est le fait d’un seul homme, mais très important. Dans les années 1860, La Borderie, l’historien le plus célèbre de l’histoire bretonne, régionaliste, royaliste et extrêmement réactionnaire, se penche sur cette révolte. Sa lecture est importante car, à partir d’une documentation qui n’a pas beaucoup évolué depuis, il dénonce les paysans révoltés comme « déjà rendus au communisme ». Cela montre combien les Bonnets rouges étaient perçus comme une révolte sociale, et non comme des Bretons exploités par le pouvoir central.

Le vrai travail d’historien ne commencera en Bretagne qu’à partir de 1970. Le Soviétique Boris Porchnev aborde le sujet dans un livre en 1940, mais celui-ci ne sera traduit en France qu’à la fin des années 1960. Ce réveil des historiens est motivé directement par le tricentenaire de la révolte, et sur le fond par le « renouveau identitaire breton », marqué à gauche.

 

« Gwerz ar Balp » (la complainte de Balp), rédigée en 1936, par Jean Delalande« Gwerz ar Balp » (la complainte de Balp), rédigée en 1936, par Jean Delalande © dr

Auparavant, il y avait eu une première réappropriation par le parti communiste…

Oui, dans les années 1930, une recherche militante s’est développée. Pas uniquement communiste, d’ailleurs, surtout de militants ancrés à gauche et sensibles à l’identité bretonne. Le meilleur exemple pourrait être Jean Delalande, très ancré à gauche, disons dans la mouvance communiste et dans le mouvement culturel breton, qui a été fondateur du mouvement laïque « Ar Falz » (« la Faucille »). En 1936, il compose une « gwerz » (une complainte) en hommage à Sébastien Le Balp, « Gwerz ar Balp ». Un chant clairement révolutionnaire, qui sera chanté lors du Front populaire, mais aussi en banlieue parisienne, par les Bretons de Paris.

Il y a une assez large coïncidence en Bretagne entre la carte des Bonnets rouges de 1675 et la carte du vote communiste de la « Bretagne rouge », qui a connu son apogée entre l’après-guerre et la fin des années 1970. Ronan Le Coadic (universitaire spécialiste de culture bretonne à Rennes, ndlr) en conclut qu’il y a un lien de cause à effet (lire ici son ouvrage Campagnes rouges de Bretagne). Personnellement, je ne sais pas. D’autres évoquent un lien avec le « domaine congéable », un mode de location de la terre très présent dans le centre-Bretagne et ce jusqu’au XXe siècle, qui entraînait de nombreux problèmes entre paysans et propriétaires – seigneurs ou ecclésiastiques. Cette dernière hypothèse colle mieux au niveau des résultats de la « Bretagne rouge » et du territoire de la révolte concerné (centre-est du Finistère, une toute petite partie du Morbihan, et le sud-ouest Côtes-d’Armor).

Dans les années 1970, la Bretagne s’empare aussi enfin en profondeur des Bonnets rouges…

Il y a deux formes d’intérêt qui naissent à ce moment. D’abord la recherche historienne s’intéresse vraiment aux Bonnets rouges. On peut l’illustrer par trois exemples. Une diffusion de connaissances par le mouvement culturel breton, comme les ouvrages de La Borderie et Porchnev, publiés et réunis en un livre de poche, ou l’ouvrage d’Yvon Garlan et Claude Nières (Les Révoltes de 1675. Papier timbré et Bonnets rouges, lire ici un compte-rendu), ou encore un numéro spécial des Annales de Bretagne.

Ensuite, il y a aussi un mouvement culturel important, qui prend souvent des libertés avec la réalité, mais qui a une importance déterminante pour la mémoire des Bonnets rouges. Par exemple la tournée, largement soutenue par l’UDB, d’une pièce de théâtre de Paol Keineg, Le Printemps des Bonnets rouges, qui se jouera entre 1972 et 1975. C’est une pièce de mobilisation populaire, qu’on pourrait comparer à celles du théâtre russe des années 1920/1930, mais qui a un effet indiscutable. On peut aussi évoquer Morvan Lebesque (figure de l’autonomisme breton, ndlr), qui publie en 1970 Comment peut-on être breton ?, où il n’hésite pas à faire du cas des Bonnets rouges un génocide, et à le comparer à la guerre d’Algérie. Ce qui est absurde, mais montre comment l’Histoire pouvait être vécue par certains. C’est aussi à cette époque que la mémoire des Bonnets rouges commence à influencer la toponymie : Carhaix baptise dès 1968 une rue Sébastien Le Balp.

À partir de ce moment, le cinéma, la bande dessinée, la chanson s’intéressent à la révolte de 1675. Le tourisme, aussi, puisqu’est créé un « circuit des Bonnets rouges », proposé par l’office du tourisme de Pont-L’Abbé. Une bière des Bonnets rouges est créée, Sébastien Le Balp figure sur les billets de « kant Lur » (« cent francs »), lors des fêtes de la langue bretonne dans les années 1990. Les Bonnets rouges sont dès lors devenus une marque de l’identité bretonne, mais indiscutablement aussi une marque d’ancrage à gauche.

Billet de "kant Lur" (100 francs), distribué lors d'une fête de la langue bretonne, en 1995Billet de « kant Lur » (100 francs), distribué lors d’une fête de la langue bretonne, en 1995 © dr

L’histoire bretonne est souvent sujette à controverse passionnée, entre historiens bretons. Est-ce que le contour et la nature de la révolte des Bonnets rouges font encore débat aujourd’hui ?

Il me semble qu’il y a un consensus, en tout cas entre les historiens professionnels. Une démarche « professionnelle » n’implique évidemment pas la perfection ni même la garantie d’une bonne analyse, mais elle s’appuie sur des faits clairement identifiés, des documents et, le plus important peut-être, un effort de mise en contexte, contexte politique, économique, social et culturel du XVIIe siècle. En dehors de cette démarche, la parole et l’écrit sont libres, mais le résultat n’a parfois qu’un lointain rapport avec la réalité.

 

Manifestation des « Bonnets rouges » à Quimper, le 2 novembre 2013Manifestation des « Bonnets rouges » à Quimper, le 2 novembre 2013 © S.A

 

Si l’on s’intéresse aux Bonnets rouges d’aujourd’hui, quelles sont les similitudes entre ce mouvement et celui dont ils disent s’inspirer ?

Il faut d’abord rappeler en préalable que ces similitudes se situent dans des contextes radicalement différents. Toutefois, on retrouve à chaque fois une période de crise économique, réellement ressentie par les intéressés. On peut aussi retrouver un même sentiment de prélèvements injustes, je dis sentiment car, en 1675, la Bretagne était largement sous-imposée dans le royaume de France. Et un même sentiment de multiplication des taxes. Dans les sept années précédant la révolte des Bonnets rouges, il y a douze taxes nouvelles. Des taxes très modiques, mais qui s’accumulent. Sur ce point précis, on pourrait donc évoquer un « ras l’bol fiscal », pour reprendre le terme à la mode, à ceci près – et c’est essentiel – que la revendication vise au XVIIe siècle d’autres Bretons, et non « Paris »…

Est-ce qu’en 1675, les paysans se sont unis aux notables afin de mener la fronde, comme on peut le voir aujourd’hui ?

Il est très banal dans les révoltes rurales que des paysans, conscients de leur infériorité militaire, cherchent des chefs. On l’a aussi vu ensuite dans la chouannerie. En 1675, Sébastien Le Balp est, disons, un notaire local au service d’un seigneur. Il adhère à la révolte, mais n’a pas de compétences militaires. Les Bonnets rouges sollicitent ainsi, en vain, un ancien officier, le marquis de Tymeur. Mais dans d’autres petites régions révoltées, les paysans se débrouillent seuls. C’est suffisant pour s’en prendre à des châteaux, à des collecteurs d’impôts, à des recteurs (curés) de paroisse, mais pas pour résister à une troupe professionnelle. Si la révolte dure quatre mois, c’est surtout parce qu’il n’y a pas de troupes en Bretagne : elles sont engagées dans la guerre avec la Hollande, et mettront du temps pour rejoindre la Bretagne en bateau.

 

Manifestation des « Bonnets rouges » à Quimper, le 2 novembre 2013Manifestation des « Bonnets rouges » à Quimper, le 2 novembre 2013 © S.A

 

Vous avez récemment signé une tribune (lire ici) avec deux de vos collègues universitaires, André Lespagnol et Fanch Roudaut, dénonçant une « manipulation de l’Histoire » à propos du mouvement actuel…

Oui, une tribune qui a été publiée par chacun des quotidiens régionaux, bel exemple – et quoi qu’on pense du fond de notre texte – du rôle de la presse quotidienne régionale dans le débat d’idées… Ce texte, nous l’avons rédigé parce que nous concevons ainsi notre métier d’historien. Nous ne sommes pas seulement des spécialistes de l’histoire de la Bretagne, nous sommes aussi des citoyens qui, à un certain moment, peuvent intervenir dans le débat public. Pour dénoncer ce que nous estimons être une manipulation de l’Histoire. Et c’est d’autant plus nécessaire que cette manipulation a indéniablement fonctionné, sur le plan médiatique : les « Bonnets rouges », c’est une excellente idée de communication, et cela d’autant plus que la révolte fait partie de la mémoire bretonne, même si cette mémoire est confuse. Cela renvoie à l’insuffisance de l’enseignement de l’histoire régionale, mais ce serait un autre débat…

En quoi consiste, selon vous, cette manipulation ?

Le thème « porteur » des Bonnets rouges est mis au service d’une cause qui n’a rien à voir avec les intérêts des victimes du modèle productiviste breton. La plupart des victimes de cette crise sont des salariés de l’agroalimentaire, convaincus de la pertinence de ce modèle comme source d’emploi, et dont on ne peut se sentir que totalement solidaire devant la catastrophe sociale qu’ils vivent. Il est difficile de se mettre à leur place, mais il faut comprendre, partager leur désespoir : comment le millier de salariés qui sont en train de perdre leur emploi à Lampaul-Guimiliau, par exemple, peuvent-ils envisager leur avenir, celui de leurs enfants ? Comment réagir autrement que par la révolte ?

À côté d’eux, on trouve des agriculteurs, surtout des éleveurs, qui ont joué le jeu productiviste, un système privilégiant la quantité à la qualité, et reposant essentiellement sur des aides européennes, dont on savait depuis une dizaine d’années qu’elles allaient cesser. Or, ou les responsables agricoles et les chefs d’entreprise étaient complètement aveugles, ce qu’on a du mal à croire, ou ils ont berné leurs salariés et leurs adhérents en refusant de préparer l’indispensable virage économique.

La manipulation consiste alors à détourner la colère vers « Paris », pour éviter qu’elle ne se tourne vers eux. Ce n’est pas propre à la Bretagne, d’ailleurs. Très souvent, quand il y a une crise, une solution classique pour en sortir, c’est le nationalisme et la recherche d’une cause extérieure à sa propre responsabilité.

Christian Troadec (le maire de Carhaix et porte-parole du mouvement des Bonnets rouges) a réagi jeudi à votre tribune par ces mots : « Autrefois, le pouvoir central envoyait des missionnaires pour prêcher la soumission. Aujourd’hui, il envoie des universitaires »

Je le prends pour un grand compliment. Utiliser cet argument, cela montre qu’il n’y a aucun argument de fond à nous opposer. Si nous avions écrit des bêtises, il serait facile de les dénoncer. En être à imaginer que des « universitaires » n’écrivent que sur ordre, c’est assez pitoyable.

URL source: http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/301113/1675-2013-actualite-et-realite-historique-des-bonnets-rouges-bretons

The Immigrant de James Gray

Du «Parrain II» à «The Immigrant», par James Gray

Il y a un peu plus d’un mois, prévoyant d’écrire sur The Immigrant — article disponible ici —, j’envoyais par e-mail quelques extraits de films à James Gray, dans l’idée de les lui faire commenter en rapport à son propre film. Le premier envoi comportait quelques minutes des Bonnes Femmes (1960) de Claude Chabrol et l’arrivée à Ellis Island, au début du Parrain II (1974) de Francis Ford Coppola. D’autres extraits devaient suivre, de films — réalisés par Carl Dreyer, Robert Bresson, Luchino Visconti… —, ainsi que d’opéras. Mais James Gray a été trop happé par une longue tournée européenne — Paris, Lille, Lyon, Rome, Estoril, Zurich, Reykjavik… —, pour répondre comme il l’aurait voulu. Il y a quelques jours, il a toutefois trouvé le temps de rédiger quelques beaux paragraphes à propos de l’influence profonde du  Parrain II sur The Immigrant. Qu’il en soit remercié. Voici le texte de son commentaire, en français (la traduction est de Pauline Soulat), puis en anglais.

L’arrivée de Vito Corleone à Ellis Island, au début du « Parrain II ».

Texte français

Le Parrain II a été une inspiration majeure pour The Immigrant. Je me souviens avoir été marqué par la puissance du film la première fois que je l’ai vu – je devais avoir douze ans. C’est peut-être simplement parce que je me sentais touché personnellement ; c’était la première fois que je voyais un film faire directement référence à un moment clé de l’histoire américaine, qui renvoyait à ma propre expérience. Le début montre l’arrivée en masse des migrants aux États-Unis dans le premier tiers du 20ème siècle, avec beaucoup de précision et de clarté. Je pouvais enfin mettre des images sur les histoires que me racontaient mes grands-parents. Ils m’expliquaient (dans la mesure du possible car cinquante ans après, leur anglais restait très limité) comment se passait l’arrivée en Amérique, le passage par Ellis Island. Tout cela n’était plus une abstraction. Je pouvais enfin mettre des images sur leurs mots.

C’est ainsi qu’est né mon intérêt pour le film – et il ne s’est pas arrêté là. J’étais fasciné par son style, l’attention portée aux détails, l’incroyable force du récit. On aurait dit un opéra. Je me rends compte aujourd’hui que Nino Rota doit beaucoup au Turandot de Puccini. Je me suis mis tard à l’opéra. Je devais avoir 25 ans quand Verdi, Puccini, Donizetti, Bellini et Wagner, sont devenus mes amis. Mais le style de Coppola, l’expression et la sincérité des émotions, la compassion pour les personnages, l’amplitude du récit, son regard sans concession sur l’Histoire, s’inscrivaient dans cette tradition. J’ai commencé à adorer non seulement l’œuvre de Coppola, mais aussi tout ce qui l’avait influencé. Pour plusieurs raisons, Coppola et Le Parrain II sont les meilleurs profs de cinéma que j’ai jamais eus.

Plus important, le style semblait en connexion absolue avec le sujet. Le fond et la forme ne faisaient qu’un. A sa grande époque, l’opéra était un art populaire – peut-être le seul avant l’arrivée du cinéma. L’utilisation du clair obscur était en parfaite harmonie avec le médium. J’avais le sentiment profond que le film étreignait visiblement la spiritualité, la solennité, la sincérité. Avec un style que l’on pourrait qualifier de « classique », Le Parrain II a atteint une grande vérité. Il raconte une histoire qui livre avec vigueur et courage une idée complexe de ce qu’est le drame. Il approuve le Rêve américain en même temps qu’il le détruit.

Le récit est à la fois ample et subtil. D’aucuns diraient shakespearien. Peut-être – sans doute ? – le titre, et son révolutionnaire « Partie II », étaient-il là pour rappeler l’une des histoires du Barde ? Pousse toi, Henry IV, Partie II !

Tout cela a fait son chemin dans mes films. Je ne pouvais faire autrement que de voler Le Parrain II, car il incarnait mes obsessions personnelles. Or pour un artiste, rien ne compte que d’être personnel. En dépit de sa noirceur, ce film montre une reconnaissance belle et sincère de notre humanité – une véritable compassion pour les luttes qui nous consument tout au long de notre vie. Au final, il représente pour moi le meilleur de ce que peut le cinéma, sa vocation, et celle de l’art en général.

 

Texte original anglais

The Godfather, Part Two was a major inspiration for The Immigrant.  When I first saw it–I think I was twelve years old–I remember thinking how powerful it was.  Perhaps the main reason I felt this way was that I related to it personally; it was the first film I’d seen which referred directly to a key moment in modern American history, one which directly touched my own experience.  The beginning of the film depicted the mass migration to the United States in the first third of the 20th century with great specificity and clarity, and at last I could put images to the stories my own grandparents told me.  They spoke to me (well, as much as they could, because their English, even 50 years later, was very limited) about what it was like to come to America through Ellis Island, and no longer was it an abstraction.  I could now put images to the words.

So my interest in that movie started there–but it certainly didn’t end there.  Connected to the picture’s remarkable attention to detail and its stunning narrative force was a stylistic statement which fascinated me.  It seemed like an opera, and I recognize now Rota’s debt to Puccini’s Turandot in its score.  I came to opera relatively late; I think I was in my mid-twenties before I made Verdi, Puccini, Donizetti, Bellini, and Wagner my good friends.  But Coppola’s style, the open and sincere emotionality, the compassion for the characters, the sense of sweep in the narrative and the unflinching look at history, embraced this tradition.  In turn, I came to adore not just the Coppola work but so much of what influenced him.  In many ways, Francis Coppola and The Godfather, Part Two were the best film school teachers I ever had.

More important, the style seemed entirely connected to the subject.  Form and content were one.  Opera was a popular medium at the time–perhaps THE popular medium before cinema came along–and the film’s chiaroscuro visual strategy seemed in sync with the medium.  I felt deeply an open embrace of the spiritual, the solemn, the sincere.  In doing something which might be labeled « classical « , The Godfather, Part Two found a greater truth.  It told a story which bracingly, bravely, presented a complex idea of drama.  It both embraced and eviscerated the American dream.  

And in its telling, it was both broad and subtle.  Shakespearean, one might say.  Perhaps–probably?–the title itself, with its then-revolutionary « Part Two » attached, was meant to recall one of the Bard’s histories.  Move over, Henry IV, Part Two !

All of this found its way into my work.  I could not help but steal from it, because everything the Coppola film seemed to embody were the things about which i was obsessed and found personal.  And for the artist, to be personal is everything.  Despite the darkness, there is a genuine and beautiful acknowledgement of our humanity–a true compassion for the lifelong struggles which consume us.  In the end, for me, that is the best that cinema can do.  That is cinema’s, and art’s, true calling.